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Extrait

Les Tributaires - Roman-Fleuves

de Bisame Corvin

La gamine courait à perdre haleine, trébuchait quelquefois, se relevait toujours en se répétant, bon sang, pourvu que j’arrive à temps.

— Ils vont aller arrêter ton père, dépêche-toi ! Va vite le prévenir, cours Petite !

Elle ne se souvenait plus si sa mère criait ou pleurait. Elle semblait affolée mais il y avait comme une colère sourde dans sa voix, tant la solide injonction était plus qu’impérative…

Du haut de ses treize ans, Bernadette savait que sa mère avait toutes les raisons d’être en colère, mais pour l’heure, elle mettait toutes ses forces dans sa course folle à travers la ville. Rejoindre la rue de Jouvence, lui prendrait au moins une demi-heure, au mieux vingt minutes et elle regrettait déjà de ne s’être pas appliquée davantage en course à l’École Turgot, jalousant la facilité de ses camarades de classe à la battre si facilement dans cette discipline. Il est vrai qu’une tuberculose avait affaibli ses poumons et Bernadette avait été placée quelque temps dans un sanatorium fort coûteux.

Elle courait presque sans respirer.

En ce mois de juillet, il faisait très chaud, une canicule avait couvert d’une chape de plomb le pays et la jeune fille peinait à retrouver son souffle. En traversant le petit pont qui enjambait le Suzon, elle vit de sombres nuages s’accumuler au loin, les deux flèches de la cathédrale paraissant les retenir telle une fourche céleste. Mauvais présage pensa-t-elle, arriverai-je à temps ?

Elle longea un petit clos où du blé arrivait à maturité, prêt à être fauché. Elle ne prit pas le temps d’admirer les rares coquelicots parsemant le champ, mais l’image resta gravée en elle. Comme si, dans la multitude des tiges blondes et verticales, ces taches rouge sang éparses se distinguaient avec l’insolence du Téméraire. Bernadette se surprit toutefois à comparer ce champ à la foule anonyme et terrifiée d’où se distinguaient quelques rares héros. En ces temps troublés par l’occupation allemande, elle aurait bien aimé y voir plus de coquelicots, un champ entier de fleurs vermeilles.

— Papa !

Elle vit son père occupé à jardiner, il ne l’avait pas entendue. Petit homme frêle mais tout en finesse, une figure avenante, un regard doux et des lèvres un peu épaisses qu’atténuait une fine moustache, ce militant communiste notoire vivait dans une petite maison avec un jardin qu’il louait au curé de la paroisse. Drôle de compromis idéologique. Elle cria encore, cette fois à portée de voix. Bernard leva la tête et un large sourire vint illuminer son visage.

— Nadette ! Mais pourquoi cours-tu comme une dératée, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Maman m’envoie te prévenir : ils vont venir t’arrêter, tu as été dénoncé, cache-toi vite, papa !

Le sourire mourut aussitôt. Reprenant enfin son souffle, elle lui raconta comment sa mère Eugénie qui, passant devant la Kommandantur de Dijon, avait appris qu’ordre avait été donné d’arrêter les activistes communistes. On aurait cru à un branle-bas de combat sur un navire. Ça courrait dans tous les sens ! On entendait bien les mots kommunistes arrestatziôn. Ce qui surprit le plus Eugénie, c’est que les ordres étaient donnés en français à des gendarmes français en uniforme, par un officier allemand.

— C’est impossible, répondit Bernard à sa fille. Les nazis nous tolèrent encore, tant que nous ne faisons rien de répréhensible.

Le ciel virait à l’orage. Comme annonciateurs d’évènements dramatiques, de violents éclairs fendaient les nuages noirs et menaçants. Bernard ne voulait pas la croire. Il avait pourtant bien remarqué ces derniers temps que les autorités d’occupation allemandes changeaient d’attitude envers les camarades du parti. Depuis quinze jours, les communistes n’étaient plus très bien vus, car le 22 juin 1941, l’armée allemande avait envahi l’URSS, et avait donc rompu de facto le pacte Ribbentrop-Molotov, plus connu sous l’appellation de Pacte Germano-Soviétique.

Depuis deux ans, avec la dissolution du Parti communiste, par décret du 26 juillet 1939, Le président du Conseil avait mis au ban les communistes, considérés comme membres d’un parti étranger, en les désignant « ennemis intérieurs ». Édouard Daladier pensait renforcer ainsi la cohésion nationale.

Après la défaite de juin 1940 et l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain, le PCF appelait bizarrement à lutter contre le régime de Vichy mais pas encore contre l’occupant nazi.

Prête à collaborer, la direction du parti avait même tenté de négocier avec les autorités nazies la reparution légale du journal l’Humanité. En vain. Voulant obtenir la légalisation du parti dissous par Daladier, elle avait naïvement ordonné à ses membres de sortir de la clandestinité. La police de Vichy en zone libre en avait profité pour ficher et arrêter des milliers de militants communistes.

Dijon, en zone occupée, offrait encore un peu de répit aux camarades communistes. Le pacte les protégeait. Bernard, militant notoire avant-guerre, distribuait encore des tracts et était toujours actif dans la cellule du parti à Gevrey-Chambertin, son village natal. Il négligea le fait que les paramètres avaient profondément changé et entendait poursuivre ses activités, malgré la rupture du pacte.

— Ne t’inquiète pas Nadette, ta mère a dû mal comprendre. Je ne crains rien.

Rentre chez toi, fillette : l’orage menace et tu vas sûrement être trempée.

 

Il ne l’avait pas crue. Elle n’insista pas. Comment pouvait-elle convaincre ce père si aimant mais si distant parfois, si mystérieux ? Que pouvait-elle dire de plus ? Elle ne comprenait rien à ces histoires de grandes personnes.

Ses parents avaient divorcé quand elle n’avait que cinq ans. Elle ne le voyait que deux dimanches par mois, lorsque sa mère lui permettait d’aller le visiter. C’était un père affectueux et les rares journées passées en sa compagnie ravissaient toujours la petite Bernadette. Il avait toujours de belles histoires héroïques à lui raconter et ces jours-là, il ne s’occupait que d’elle : ils jouaient au jeu de l’oie, faisaient de longues promenades, ou dégustaient une glace sur la place du Bareuzai en riant.

— Tu vois, lui avait-il dit une fois, même si cette statue, perchée tout là-haut sur la fontaine, désigne le vendangeur « aux bas roses » foulant du raisin, ce n’est toujours que de l’eau qui coulera de ce geyser…

— Du vin, alors ? Ce s’rait rigolo ! avait répondu naïvement Bernadette.

— Oh, mais je suis un optimiste, moi ! Les Dijonnais attendent encore que le vin coule à flots sur cette place. Un jour peut-être, ça viendra !

Depuis, à chaque fois qu’elle passait sur la place, elle s’imaginait une foule de gens heureux se livrant à de joyeuses libations et pensait à son père avec tendresse.

Sur le chemin du retour, elle ne songea plus aux malheurs ni aux coquelicots, elle était presque rassurée, aspirant seulement à pouvoir arriver chez elle sans subir la foudre, le tonnerre dont elle avait si peur et surtout les trombes d’eau qui allaient s’abattre incessamment sur la ville.

Sa mère Eugénie ne décolérait pas. Tout en épluchant ses légumes, elle marmonnait quasi à voix haute, « Quel inconscient ! » Non seulement ses activités militantes avaient ruiné le foyer, conduit leur couple au naufrage, mais en plus, avaient mis en danger l’homme qu’elle avait aimé.

L’épaule appuyée sur la porte, Bernadette regardait muettement cette belle et grande femme au caractère d’acier qui, depuis son divorce huit ans auparavant, avait réussi à maintenir un train de vie acceptable en ces temps de privations. Première vendeuse à la Grande Épicerie Centrale, située rue des Forges, elle dirigeait l’équipe des vendeuses, trouvait des approvisionnements et passait prendre les commandes auprès des notables nantis de la ville. De temps à autre, il lui arrivait de partir tôt le matin à vélo, sillonner la campagne pour marchander avec les fermiers des alentours et ravitailler l’épicerie de denrées introuvables. Elle revenait avec des légumes frais, des poules pas trop maigres, du fromage, des saucisses parfumées, quelquefois un canard.

— Ah, te voilà ? t’as pu le prévenir ?

Sans la laisser répondre, elle fulminait encore :

— Quand je pense que c’est toi qui avais offert le bouquet de marguerites à ce déserteur de Thorez quand il est venu à Dijon, avant-guerre. Ton père ne m’en avait pas même avertie. Tout notre argent allait aux communistes, le moindre kopeck ! Il a voué sa vie au parti au détriment de sa famille. Le voilà dans de beaux draps à présent !

— Maman, il ne veut pas se cacher. Il ne nous croit pas, papa est certain qu’il ne lui arrivera rien.

Eugénie remarqua soudain que la fillette était trempée et la prit dans ses bras. Elle était tendue, mais réussit à déployer toute l’affection d’une mère et l’envoya se changer. L’orage avait lavé la poussière accumulée par la chaleur et apporté un peu de fraîcheur à l’air suffocant de ces derniers jours. Bernadette fila dans sa chambre ôter ses vêtements mouillés. Elle avait l’impression que ce faisant, elle se débarrassait aussi des scories du malheur, de l’angoisse et de toutes ses peurs restées collées à la peau.

Peu avant l’aube, sa mère la réveilla en sursaut :

— Bernadette, lève-toi, prends mon vélo et retournes-y vite. Dis à ton père que Petitjean a été arrêté cette nuit, avec madame Bérille-Maréchal. Ils sont au commissariat de police du 1er arrondissement. Je viens de l’apprendre.

Bernadette ne sut jamais comment sa mère put connaître une telle nouvelle au milieu de la nuit. Certes, elle avait ses réseaux, elle se levait très tôt et connaissait quasiment tout le monde. Il est vrai aussi qu’en ces temps d’occupation, tout se savait très vite dans une ville de la taille de Dijon.

Cette fois-ci, elle s’en fut à vélo et arriva en quelques minutes rue de Jouvence. « Pourvu que pour une fois, papa veuille bien écouter maman et aille se cacher des Boches. »

Il était trop tard. Arrivée chez son père, elle ne distingua qu’une silhouette familière flanquée de deux gendarmes, grimper dans une fourgonnette grise qui démarra sur les chapeaux de roues.

Elle tenta de rattraper à vélo l’automobile qui disparut dans un nuage de poussière derrière l’église. Elle ne cessait de crier, désespérée :

— Papa, papa !

Le champ de blé avait été fauché le soir même, les coquelicots gisaient, corolles jaunies et fanées, parmi la multitude d’épis ambrés ficelés en bottes.

Chapitre 1 
Disparu Comme Suzon

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